Habiter en milieu urbain

Habiter en milieu urbain, vivre en ville ou dans une métropole implique des contraintes mais également en réponse, des innovations. Découvrez les solutions existantes pour mieux vivre en communauté dans un milieu urbain.

© Eva-Marie Lecompte

UNE MIXITÉ SOCIALE INATTEIGNABLE ?

À l’heure où la métropole de Bordeaux est en plein développement, comment préserver la diversité sociale dans les quartiers ? Rencontre avec Patrice Godier, chercheur spécialisé dans la sociologie du logement, qui apporte des éléments de réponse.

« Le phénomène de ségrégation socio-spatiale est un processus à multiples facettes et qui est toujours à remettre dans un contexte historique » signale Patrice Godier, chercheur au centre Émile Durkheim à Bordeaux. Effectivement, ce mécanisme de mise à distance a des origines lointaines, puisque l’on retrouve, dès les premières civilisations connues, cette volonté de séparer les populations aisées des populations pauvres. « Ce phénomène inéluctable et construit socialement s’observe très facilement dans la métropole de Bordeaux. » D’après l’Insee (Institut national de statistique et des études économiques), plus de 100 000 nouveaux habitants se sont installés dans le département de la Gironde depuis 2013. Dans ce contexte, comment lutter contre cette mise à distance socio-spatiale ? De quelles solutions dispose-t-on pour assurer une certaine mixité sociale dans la métropole ?

Le marché immobilier, agent de cette séparation

Patrice Godier prend comme exemple le quartier historiquement bourgeois des Quinconces. Là-bas, le prix moyen des logements est totalement hors du budget des populations pauvres, et même des populations issues de la classe moyenne. « Dans ce quartier, et dans l’hypercentre de la ville plus globalement, il demeure une concentration de populations aisées. » Pour lutter contre ce phénomène, la loi SRU (ou loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains) a été votée en 2000. Celle-ci impose pour n’importe quel chantier de construction qu’au moins 25% des habitats deviennent des logements sociaux. L’ambitieux projet de refonte du quartier de Bassins à Flot en est l’exemple parfait. L’enseignant-chercheur certifie que « cette loi est l’un des seuls moyens de réguler cette ségrégation socio-économique », puis ajoute que « la France, comparée à de nombreux pays développés, a une réelle politique de mixité sociale. » Le quartier St-Michel est un exemple idéal de cette mixité sociale souhaitée. Après avoir été rénové, il a su attirer les populations aisées, tout en sauvegardant des logements dédiés aux populations moins aisées.

L’effet d’agrégation, antagoniste de la mixité

Néanmoins, dans les vieux quartiers déjà construits, ce taux de logement social n’est pas respecté. C’est le cas dans les différents quartiers de l’hypercentre, situés sur la rive gauche de Bordeaux, des Quinconces jusqu’au cours Pasteur. « Il existe dans ces quartiers une pression des riverains, on peut parler du phénomène Nimby ou Not in my backyard (littéralement traduit « Pas dans mon jardin »). » Autrement dit, une grande majorité des français s’accordent à dire que les logements sociaux sont une excellente idée, cependant ces mêmes personnes ne souhaiteraient pas que leur résidence soit à proximité de ces logements. Ce mécanisme s’ajoute à un effet d’agrégation, aussi appelé l’effet shelling, c’est-à-dire « qu’involontairement, lorsqu’on va choisir un logement, on va vouloir être entouré de gens qui nous ressemblent. Ce phénomène s’illustre très bien avec l’exemple des jeunes de banlieues qui, lorsqu’ils réussissent professionnellement et socialement, vont avoir une forte envie de quitter ces lieux populaires pour être environnés de personnes qui ont le même profil. » Ainsi, l’effet d’agrégation joue un rôle très important dans la mise à distance socio-spatiale, et ne peut pas être régulé car il est « idéologiquement involontaire », précise l’enseignant-chercheur. Puisque « la stigmatisation n’a jamais été aussi forte, et la diversité sociale diminue globalement, il est donc essentiel de persévérer dans les politiques nationales et locales pour garantir cette mixité sociale. »

Eva-Marie  LECOMPTE

Patrice Godier est le co-fondateur du laboratoire Profession Architecture Ville Environnement (Pave) au centre Émile Durkheim à Bordeaux. Maître de conférences en sociologie, il est spécialisé en sciences politiques et en urbanisme. Il est co-auteur du livre Recomposer la ville, Mutations bordelaises, publié en 2004 aux éditions l’Harmattan.

© Camille Ouaraz

LES DISPARU·ES DES CENTRES-VILLES

La gentrification ou l’embourgeoisement des quartiers populaires est un phénomène qui ne date pas d’hier. Thierry Oblet, sociologue enseignant-chercheur de l’université de Bordeaux, raconte l’évolution de ce processus.

À l’origine, le processus de gentrification est identifié à Londres dans les années 1960 et commence à être étudié en France à la fin des années 1990. Le sociologue et enseignant-chercheur Thierry Oblet observe ce phénomène dans le 11e arrondissement de Paris. Ce quartier populaire s’est radicalement transformé avec la présence de nouvelles populations, de nouveaux restaurants et commerces ainsi que la rénovation des bâtiments. Ce mouvement se déploie même en périphérie, et le sociologue l’analyse également à l’échelle d’une ville entière comme en témoigne un autre exemple, celui de la ville de Bègles. Cette ancienne ville ouvrière est habitée aujourd’hui par une classe moyenne qui a eu comme conséquence l’augmentation des prix des habitations. Cependant, la gentrification ne se limite pas au renouveau des logements. « Il s’agit là d’une transformation de la composition sociale d’un quartier qui va de paire avec celle de l’espace public et des commerces qui s’adaptent aux nouveaux usagers. Ce phénomène accentue, au fur et à mesure, la dynamique d’exclusion des catégories populaires dans ce nouvel environnement socio-culturel » explique Thierry Oblet.

Les ’’gentrifieur·euses’’ : des bourreaux urbains ?

« Les quartiers gentrifiés ne sont pas habités par les 1% les plus riches de la société, mais par les 20% les plus diplômés : les ‘’bourgeois et bourgeoises-bohèmes’’, les bobos » précise Thierry Oblet. Pour la plupart des sociologues, les bobos se caractérisent surtout par un capital culturel élevé qui leur permet de prendre une place de choix dans l’économie tertiaire. D’origine sociale plus diversifiée et moins dotés économiquement lors de leurs débuts professionnels que la bourgeoisie installée, Thierry Oblet explique que ces « bobos » disposent de ressources économiques offrant davantage de garanties que celles des catégories populaires. « De fait, elles ont les moyens d’occuper une position immobilière privilégiée dans les quartiers centraux populaires. » Le terme « bobo » révèle bien la tension qui existe chez ces « gentrifieurs·euses ». « On avait l’impression que d’associer ces termes l’un à l’autre c’était une manière de masquer les vrais antagonismes de classe qui pouvaient continuer d’exister dans notre société. » Bien souvent, celles et ceux qui initient le mouvement de gentrification d’un quartier sont animés·es par une volonté sincère de résider dans des espaces socialement diversifiés. Ils ont aussi été exclus des espaces les plus bourgeois de la ville par les prix prohibitifs de l’immobilier. La « victime » devient alors « bourreau » et amorce un cycle qui se termine aux marges de la ville. D’après le sociologue, la seule manière de freiner cette gentrification sont les logements sociaux. « Mais ces logements financés par les puissances publiques coûtent très chers aux villes. Il faut souvent les construire en-dehors du centre-ville, ce qui renforce la segmentation socio-spatiale au sein des grandes villes. » La gentrification, un mouvement sans fin ?

Camille OUARAZ

Thierry Oblet est maître de conférences en sociologie au Centre Émile Durkheim de l’université de Bordeaux, spécialiste de la ville et de l’urbain. Il est co-responsable du parcours « Politiques Urbaines » du master Problèmes sociaux et action publique.

© Alban Belloir

L'ARTIVISME CITOYEN

Oscar Motta, doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux Montaigne, s’intéresse à la rencontre entre art urbain et action politique.

L’art urbain englobe toutes les formes d’art qui s’expriment et se révèlent dans l’espace public. Au détour d’une rue, il n’est pas rare d’apercevoir une fresque, un collage ou un pochoir. L’art urbain se décline ainsi pour le plaisir des passants. Cependant, il serait réducteur de ne l’observer que sous un œil ingénu. Oscar Motta, chargé de cours et doctorant en sciences de l’information et communication à l’Université Bordeaux Montaigne, s’intéresse à l’artivisme. L’artivisme naît lorsqu’une relation entre le message engagé d’une œuvre d’art urbain et le ou la passant·e s’établit, le faisant agir, participer et lui attribuant par conséquent un rôle de « spectateur·rice ». Rendre acteur·rice le ou la spectateur·rice, là est tout le rôle de l’artivisme. Figuratif, le message semble plus direct. Abstrait, le discours prend souvent sens lorsque l’on connait le créateur et plus particulièrement ses motivations. Comme toutes manifestations artistiques, l’art urbain brille par son contexte. « Il énonce à la fois les revendications de la personne et les enjeux sociaux du lieu où il s’intègre », expose Motta. Le doctorant prend l’exemple de l’artiste A-mo, dont il est possible d’apprécier l’univers coloré dans les rues de Bordeaux. A-mo peint des animaux dans l’espace urbain pour « les faire revivre dans une nouvelle jungle urbaine, pour nous faire prendre conscience de leur disparition ». L’artiste projette ainsi son militantisme pour la cause animale dans ses œuvres et donc sur le mur. Le choix du lieu est alors essentiel.

Un art légal ?

Prenant place dans l’espace public, l’art urbain suscite l’admiration mais est aussi l’objet de critiques. Oscar Motta définit le street-art comme illégal lorsque la pièce n’est pas l’œuvre d’une demande ou ne bénéficie pas de l’accord du propriétaire des lieux. De plus, il qualifie de vandale une pièce artistique qui aurait pour objectif la simple dégradation du mur. L’art urbain s’installe rarement dans des lieux du patrimoine historique. « Dans la communauté des street-artists, le respect de l’esthétique est une règle d’or. Des études montrent que le beau augmente l’espérance de vie de la pièce artistique. » En outre, la notion de risque est également à prendre en compte. C’est le cas pour la plupart des œuvres de l’artiste international Banksy qui échappent à la surveillance des forces de l’ordre.

Œuvrer pour la ville

« L’esthétique crée une porte d’entrée, un temps pour permettre au ou à le·la passant·e de conscientiser un message. » Bien que l’art urbain puisse être quelques fois vandale, paradoxalement, il peut mettre en avant des lieux détériorés ou abandonnés. Ainsi s’expriment entre autres les tricots habillant les arbres et les mosaïques sur les fissures du bitume. Le but de ces œuvres est de faire prendre conscience aux politiques de l’état de dégradation dans lequel sont laissés certains lieux de l’espace public. L’embellissement est au service du bien-être de la cité. Oscar Motta prend l’exemple de la favela Vila Brasilandia à Sao Paulo au Brésil : « colorer les murs de ce quartier a permis de diminuer la délinquance, et ses habitants prennent plus soin de leur ville ». Initié par Boa Mistura en 2012, ce projet d’art urbain a redynamisé le quartier en affichant des mots comme « amour », « force » ou « fierté » sur les murs du quartier. Finalement, l’artivisme a pour enjeu la réappropriation de l’espace et du lieu de vie des habitant·es. En mettant en lumière les problèmes des communautés, il devient « le baromètre d’une ville ».

Alban BELLOIR

Oscar Motta est chargé de cours et doctorant en sciences de l’information et communication au laboratoire MICA à l’Université Bordeaux Montaigne. Dans le cadre de sa thèse, il s’intéresse notamment la rencontre entre l’action politique et le street art qui permet l’émergence de ce qu’il nomme l’artivisme citoyen.

© Vincent Dragon

RAMENER L'ART À LA MAISON

Alors que certain·es ont besoin de verdure pour se sentir chez eux, d’autres décident d’aménager leur espace avec une ou plusieurs œuvres d’art. Clara Landier, régisseuse aux Arts au Murs à Pessac, présente l’artothèque, un lieu qui permet, le temps de deux mois, d’emporter l’art à la maison.

Mille œuvres. Voilà la large collection dont dispose « Les Arts au Mur » à Pessac. La formule est simple : les adhérent·es peuvent choisir une œuvre avec l’équipe de l’artothèque et l’emprunter pendant deux mois. « On ne loue pas seulement à des particuliers, explique Clara Landier, régisseuse de l’artothèque, mais aussi aux entreprises, aux hôpitaux, aux centres pénitenciers… » Le choix de l’œuvre se fait en commun avec l’équipe des Arts au Mur. Le jour de notre rencontre, elle conseillait des visiteuses sur un thème précis : la Femme. Une dizaine de tableaux et photographies avaient été sorties pour l’occasion. Et le choix a duré plusieurs heures !

Un moment de partage

« On ne fait pas choisir les œuvres simplement sur un PDF », explique Clara Landier. Dans la mesure du possible, les adhérent·es se déplacent pour se rendre compte réellement des travaux d’artistes. « Nous leur transmettons aussi à ce moment-là les intentions de l’auteur·rice. » La régisseuse insiste : « cet emprunt n’a pas uniquement un but décoratif ». L’arrivée d’une nouvelle œuvre va aussi habiter le lieu d’un échange, d’une discussion. « Lorsque un tableau se retrouve dans un hôpital par exemple, c’est l’occasion de réunir différents personnels qui se croisent peu, la technique et les cadres de santé ! » L’œuvre devient alors un support d’échanges. Clara Landier explique que la sélection se fait souvent à plusieurs. « En famille, c’est chacun son tour ! Là encore, cela engendre discussions et débats au sujet de l’œuvre. »

Pourquoi choisir une œuvre ?

« La plupart du temps, les gens viennent car ils ont chez eux un espace vide à combler » explique Clara Landier. Évidemment, difficile de savoir si le principe de l’artothèque répond à une demande ou si son existence, en proposant la location d’un objet d’art, intrigue les publics. « Certaines personnes choisissent d’acquérir une œuvre. À l’artothèque, c’est différent, les gens peuvent et veulent changer tous les deux mois. » Pour la régisseuse, c’est ce choix qui est intéressant. « Les adhérent·es sont plus enclin·es à prendre des risques. » Cela permet d’apporter de la nouveauté dans son chez-soi, un changement qui n’implique pas un investissement important. Selon Clara Landier, c’est ce choix qui permet à la personne de se sentir chez elle ; ainsi, elle est à même de modeler son environnement comme elle l’a souhaité. « J’ai l’impression de cette manière que les gens peuvent découvrir différentes œuvres afin de savoir ce qu’ils aiment vraiment. Souvent, ils nous demandent même d’acheter celles qui leur ont plu ! » Cependant l’artothèque ne vend pas ces œuvres, mais peut mettre en relation avec l’artiste. Clara Landier évoque une anecdote : « une fois, une personne est venue car elle recevait de la famille qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. Elle voulait provoquer quelque chose en eux. » Pour la régisseuse, certain·es choisissent parfois une œuvre par rapport à un événement qui arrivera chez eux ou dans leur vie. « Avant de travailler ici, je ne pensais pas qu’un objet fait par une autre personne puisse me renvoyer assez d’émotions pour que je veuille qu’il fasse partie de mon chez-moi. »

Vincent DRAGON

Clara Landier est régisseuse et chargée de médiation à l’artothèque de Pessac Les Arts au Mur. Depuis 3 ans, elle gère l’importante collection de l’artothèque et accompagne les particuliers·ères et professionnels·les dans la location des œuvres.